. La chronicité est une notion fréquemment évoquée dans les discussions et les projets de reforme relatifs à la clinique et à la thérapeutique psychiatriques. Cependant, elle est d’abord un concept proprement médical. « Chronique » désigne, par opposition à aigu, une affection dont l’évolution est lente et longue, mais aussi, avec un accent moins optimiste, un état de l’affection désormais inaccessible à ce que le médecin est censé prodiguer, à savoir la guérison.
. Transposé dans le domaine psychiatrique, la notion de chronicité évoque surtout cette deuxième signification et se charge dès lors d’autres connotations, celle qui associe à l’état de la maladie l’idée d’une occupation indue, injustifiée, d’une place de soigné, soit encore celle d’une réduction de la vie sociale à une vie définie par le statut d’assisté. C’est à cet effet, dit « iatrogène », de la prise en charge thérapeutique qu’on se réfère principalement, lorsqu’on se penche sur le phénomène de la « chronicité » dans le champ psychiatrique. Aussi, transposée dans ce champ, la notion de chronicité est presque toujours conçue comme la conséquence collatérale, mais invalidante sur le plan social et existentiel, de l’instance qui est censée assurer l’amélioration ou la disparition de la maladie. Le « chronique » est celui qui s’incruste dans une structure de prise en charge thérapeutique. Et l’institution ou le thérapeute qui persistent à le garder en traitement sont qualifiés de « chronifiants ».
. Critique d’un présupposé
. L’idée selon laquelle, passé un certain seuil, l’efficacité du traitement est inversement proportionnelle à sa durée est tributaire d’un présupposé qu’on ne peut que questionner si l’on veut éviter les conséquences pratiques parfois dramatiques que cette idée entraîne. Ce présupposé est celui qui commande de penser les problèmes de la santé mentale sur le modèle des problèmes de la santé physique. Or, tant qu’on n’aura pas admis une spécificité de la psychiatrie au regard de la médecine, on ne sortira pás des impasses qu’entraîne la pure et simple assimilation de l’une à l’autre. La psychiatrie ne constitue pas un sous-ensemble de l’ensemble médecine, pour le dire dans les termes de la théorie des ensembles, mais constitue un ensemble distinct comportant une zone d’intersection avec l’ensemble médecine.
. La pathologie psychiatrique ne peut être pensée comme l’alignement d’une série de troubles isolés, comme peuvent l’être les troubles physiques, où à chaque organe ou à chaque fonction correspondent une pathologie et une thérapeutique propres. En psychiatrie, les racines du dit « trouble » (disorder) dépassent largement les limites de la fonction concernée, elles renvoient à une configuration clinique globale, qu’il s’agit de reconstituer, et dont le trouble est un symptôme. Prenons ce patient qui a le sentiment pénible que sa pensée se décompose, surtout lorsqu’il doit l’exprimer, c’est-à-dire parler. Il a alors l’impression que son cerveau étouffe. Eh bien, ce jeune homme dit aussi que son drame est d’avoir échoué à se faire aimer par une femme. « Je n’arrive pás à saisir à quel moment précis la femme veut de moi », dit-il. Vers l’âge de dix-huit ans il avait pu enfin réaliser l’idée qui l’obsédait : aller voir un film porno. Les quelques séquences qu’il avait pu regarder avaient déclenché un état de panique qui l’avait fait se précipiter chez son père pour lui annoncer qu’il était foutu. Il avait la certitude que as mort allait être imminente. Il avait été hospitalisé. Comment concevoir que ces éléments cliniques peuvent être isolés comme autant de « troubles » distincts, trouvant dans le DSM leur code correspondant, alors qu’ils sont manifestement les signes d’une configuration subjective globale ?
. Le contexte inter-humain du trouble psychiatrique
. Or, réferer le trouble à cette configuration subjective globale comporte de concevoir le rapport de la thérapeutique au temps d’une manière différente de celle que suppose l’isolation du trouble. Dans ce second cas, c’est-à-dire dans le cas où l’on conçoit l’issue de la thérapeutique comme équivalent à la disparition du trouble, la pratique ne peut se concevoir que sur le modèle d’un acte technique spécifique, don’t l’application comporte des phases successives et une durée limitée. Au regard de quoi tout autre aspect de la prise en charge apparaît comme une superfluité qu’il s’agirait de réduire le plus possible dans son extension et dans sa durée, sous peine d’entraîner la fameuse chronification du patient.
. Par contre, si l’on conçoit le trouble psychiatrique comme la manifestation d’une structure qui dépasse de loin les limites de la fonction troublée, la belle linéarité de la progression thérapeutique et de ses phases se défait et laisse la place à un parcours don’t les moments ne sont pas ordonnés selon un schéma standard, mais reflètent plutôt lês vicissitudes relationnelles et existentielles de la personne qui souffre de ce troublen. Un symptôme psychiatrique n’est pas de l’ordre d’un « observable » à un instant t . Il est indissociable de l’histoire du sujet, de sa relation à l’Autre, de ce que le patient luimême en dit. Le contexte inter-humain du symptôme fait partie du symptôme tout comme le contexte inter-humain du traitement fait partie du traitement. Ce qui n’a rien à voir avec une prétendue corrélation entre les pathologies psychiatriques et la classe sociale. Ce qui a à voir plutôt, d’une part, avec ce que ces pathologies ont en commun avec les autres manifestations de la condition humaine, qui les met en continuité avec ce qu’ont déjà en soi de fou la recherche de la satisfaction et le fonctionnement de l’esprit chez l’être humain. Ce qui a à voir aussi, d’autre part, avec l’incidence que la relation au thérapeute a sur le traitement lui-même. Cette relation a peu de chose en commun avec le conseil ou le soutien pour « maintenir un style de vie sain » que le patient qui souffre de diabète ou de troubles cardio-vasculaires peut trouver dans l’entourage, en quoi consisterait la psychothérapie, d’après la célèbre biologiste des maladies mentales Nancy Andreasen(1). Non, le contexte d’accueil et d’accompagnement fait partie du traitement au sens où il doit constituer un contexte spécifique, réalisant un style de présence et de parole qui répond à ce qui cause la difficulté sur le plan de la présence et de la parole chez le patient.
. L’agressivité, l’interprétation délirante, l’errance, la fuite de la pensée, la perspective du suicide, l’angoisse, la consommation de drogue ou d’alcool, qui se sont atténuées, voire ont disparu dans le contexte d’une hospitalisation, peuvent se remanifester hors du contexte hospitalier, malgré la médication, à la suite d’une mauvaise rencontre, de la rupture d’un lien, de la mort d’un grand parent, de la grossesse de la belle-sœur, d’un propos moqueur ou énigmatique, d’un choix à faire, voire simplement de la reprise des relations familiales. Du même coup, l’approche des troubles psychiatriques comme maladies de la condition humaine, - condition qui inclut immédiatement la relation à l’Autre comme composante constitutive autant de la pathologie que de son traitement - cette approche modifie profondément la perception de la temporalité du processus.
. L’idée est moins celle de la suppression de quelque chose que de la transformation ou du changement de régime de quelque chose qui reste le même : la personnalité, l’économie libidinale de base, la structure clinique ou comme on voudra l’appeller. Dès lors, l’amélioration ou la stabilisation thérapeutique aparaîssent moins être le fait d’un acte technique, ou de plusieurs actes techniques, que le fait d’um processus où le contexte intersubjectif d’accompagnement ou d’hébergement joue um rôle essentiel.
. D’une manière ou d’une autre, la notion d’un lien social où se nouent la singularité du désir et la référence à une réalité commune n’a pas pu s’inscrire ou s’intérioriser suffisamment pour les sujets dont nous nous occupons. Elle exige donc le plus souvent d’être réalisée, physiquement si je puis dire, par un lien social de suppléance, par un autre genre d’Autre que celui auquel le sujet est en butte. Dès lors, le contexte de la prise en charge ou de l’accueil n’est pas seulement le cadre dans lequel se déroule le traitement, mais fait partie intégrante du traitement. Et inversement, quelque chose du traitement se poursuit ou doit se poursuivre dans la conception et dans la pratique de l’accompagnement social. D’une part, il ne s’agit pas de méconnaître dans le projet de l’hôpital, et de ses équivalents plus légers, le rôle thérapeutique – indépendamment même de la médication – que peut y jouer sa fonction d’asile, de refuge, de mise à distance. Fonction qui permet dès lors de nuancer fortement la pertinence thérapeutique de la célèbre formule appliquée à l’hôpital : « Ici, ce n’est pás un hôtel », car s’il s’agit bien d’un hôtel - un hôtel pas comme les autres, certes – mais un hôtel tout de même, car il est bien aussi un lieu d’habitation, de vie en commun, d’hospitalité. D’autre part, il ne s’agit pas d’accompagner et d’assister le sujet dans le registre du social comme si la dimension clinique ne devait plus y être prise en compte. On peut même aller jusqu’à dire que c’est justement lorsque le social entre en jeu que la difficulté clinique se fait plus aiguë, ou de nouveau plus aiguë.
. Se passer de l’échelle des traitements
. Dès lors, nous pouvons déduire de cette étroite liaison entre le trouble et lê contexte de son déclenchement comme de son traitement, une autre configuration dês diverses formes de prise en charge que celle de leur disposition sur une échelle d’intensité thérapeutique décroissante qui aboutirait à l’absence de cure. Cette notion d’une échelle risque toujours de faire appréhender le recours à une forme de thérapeutique comme inapproprié, soit parce que le patient n’est plus assez malade pour une institution située sur tel point de l’échelle soit parce qu’il est encore trop malade pour telle autre institution soi disant plus évoluée. La perspective d’une succession ordonnée des formes de traitement tend toujours à faire apparaître la forme qui est em cause comme régressive ou comme chronifiante – au regard du point de son évolution que le sujet devrait avoir atteint s’il y avait mis un peu plus de bonne volonté. C’est une perspective qui risque toujours d’entraîner des décisions de sortie ou de refus d’entrée qui peuvent avoir des conséquences dramatiques pour le patient et/ou pour son entourage. Croire que la suppression de l’hôpital psychiatrique ou la réduction dês durées de séjour constituent en elles-mêmes un facteur de dé-chronification revient à croire à la nature purement médico-biologique de la maladie mentale et méconnaître as texture relationnelle, c’est-à-dire transférentielle, libidinale, sociale. Vivre seul dans um appartement, parce que cela ressemble à une forme de vie plus proche de celle de tout le monde, n’entraîne pas ipso facto une amélioration du soubassement clinique du patient, pas plus que le fait de résider dans une communauté thérapeutique ne signifie pas une « régression » clinique.
. Ne nous laissons pas suggestionner par les idéaux de dé-thérapeutisation hérités de l’anti-psychiatrie. Plaçons nous du point de vue du patient et considérons cette succession plutôt comme une multiplicité sans hiérarchie et sans progression entre elles des formes de traitement qui s’offrent au sujet. La dimension inséparablement sociale et individuelle de la clinique commande également l’inséparabilité du traitement et de son contexte relationnel, sans qu’on puisse codifier la forme qui convient en ce moment au sujet : habitation protégée, hôpital, centre de santé mentale, centre de jour, consultation privée. Essayons de faire dépendre le type et la durée du traitement de l’usage que le sujet peut en faire en ce moment ( par exemple de cette courte hospitalisation qu’il demande) et non d’un schéma a priori qui en définirait l’adéquation. A partir du moment où la dimension sociale de la prise en charge apparaît faire partie du traitement et la dimension d’effet thérapeutique apparaît faire partir de l’accueil social, l’idée d’une séquence temporelle s’échelonnant du traitement à sa disparition perd de son évidence, et avec elle l’idée d’un traitement qui serait anachronique ou superflu. Ce n’est pas parce que le patient n’apporte rien de nouveau dans les entretiens, ne met pas en pratique les projets dont il avait parlé, voire n’a aucun projet, que la prise en charge ou l’accompagnement ne jouent pas un rôle dans la pacification de son expérience et dans la stabilisation de son rapport à l’environnement. La question n’est pas de savoir si telle prise en charge constitue un progrès ou une régression, mais si le sujet va pouvoir s’en servir maintenant pour faire face à une angoisse, à un sentiment suicidaire de vide, à l’imminence de sa violence, à une solitude insupportable.
. Au lieu de considérer comme un phénomène de « sédimentation » de malades « chroniques » le fait que des patients psychotiques consultent encore après 10 ans um centre ambulatoire, pour reprendre les termes d’une enquête(2), nous considérons, au contraire, que c’est un signe de la fonction d’amarrage et de référence que ce centre a pu réaliser pour eux – et qui a probablement permis leur maintien dans le contexte du lien social de tout le monde – le fait qu’ils aient pu s’en servir pendant des longues années.
. Adopter une perspective psychiatrique, et non une perspective médicobiologique, sur la maladie mentale, nous libère du spectre de la chronicité – spectre qui est plus une menace pour l’identification professionnelle du thérapeute que pour l’évolution du patient. Cela nous rend plus disponible à un usage moins crispé, plus souple, plus adapté à chaque style de patient, de la réponse thérapeutique. Ce ne sont pas le petit nombre de traitements ou leur courte durée qui sont en soi garants de la stabilité des effets thérapeutiques obtenus. C’est plutôt la façon dont nous permettons au sujet de s’en servir – au lieu de lui imposer nos critères – qui va lui permettre d’établir une adresse qui, du fait même de pouvoir être permanente, peut aussi se réduire à peu de chose, à quelque forme minimaliste de la prise en charge ou de l’hospitalisation. Du moment qu’elle reste un recours toujours possible, au lieu d’être vécue comme une « régression », la référence à l’Autre thérapeutique peut à elle seule déjà avoir un effet thérapeutique.
RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE:
SCHEIDER, P.-B.; CARRON, R. (1980) Quelques problèmes de la chronicité du malade ambulatoire, Archives Suisses de Neurologie, Neurochirurgie et de Psychiatrie, vol. 126, 2, p. 291-302
ANDREASEN, N. C. (2004) “Brave new brain”, Vaincre les maladies mentales à l’ère du genome, De Boeck Université, Bruxelles, 2004 , p. 50 |